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Je ne sais pas combien la "petite ville" d'Akure comptait d'habitants dans les années 90 mais le dernier recensement en date - celui de 2006 - en évoque 588 000, et la lecture de Les pêcheurs, premier roman du trentenaire Chigozie Obioma qui nous arrive en avril auréolé d'un joli succès critique outre-Atlantique, convoque entre autres féériques atrocités (parce que c'est bien de cela qu'il est question, ici : le déploiement d'une authentique esthétique de la catastrophe, d'une empathie presque contrainte), convoque, disions-nous, des images d'urbanisation galopante et de désastre en devenir.
Autrefois vénéré à l'image d'un dieu, le sombre fleuve Omi-Ala grouillant de poissons souillés promène ses puants méandres aux abords de la ville. C'est là, sur ses rives boueuses, que le sorcier-vagabond Abulu, imprécateur dément qui viole les cadavres des femmes et porte sur lui la vermine tel un manteau grouillant de misère, chante la malédiction qui aura raison de la famille de Benjamin, le narrateur de cette fable terrible, shakespearienne par essence, africaine par le sang.
Ce qui commence comme une plaisante chronique familiale - quatre frères au caractère bien trempé aussi bagarreurs qu'inventifs, une mère trop aimante, un père idéaliste mais forcé de travailler au loin et de l'emprise duquel les jeunes garçons ne tardent pas à se défaire -, se mue peu à peu en un drame halluciné aux résonances quasi bibliques. L'aîné Ikenna, Ikenna le meneur, "lunatique, irascible, toujours en maraude", Ikenna le python périra bientôt assassiné par l'un de ses frères : voilà ce qu'annonce le prophète malgré lui, "lançant vers le ciel un regard d'égarement hystérique", avant un lapidaire "et tu mourras comme meurent les coqs". Dès lors, les nuées se contractent, tout paraît noir, inexorable, et le déferlement de violence qui ne tarde pas à s'abattre sur la famille de Benjamin rappelle que la vie est bien ce "conte plein de bruit et de fureur, et ne signifiant rien" cher au barde d'Avon, autant qu'il évoque, sans jamais en dire le nom, le sort du continent africain, livré corps et âme aux convulsions et à l'absurde. Profondément humain, émaillé de scènes d'une violence sidérante pour nous, petits Occidentaux timorés et protégés des mondes anciens, Les pêcheurs est un chant crépitant et tragique, une sorte de pendant civil au terrifiant Bêtes sans patrie d'Uzodinma Iweala publié lui aussi chez l'Olivier en 2008. L'espoir y est aussi rare que l'or dans le limon mais, comme lui, il brille au moment où s'y attend le moins.
Puissant et vital.