Durant l'automne 1999, alors qu'il devenait tout à fait évident (à mes yeux) que j'allais cesser de travailler pour des éditeurs de jeu de rôle et tenter un truc rassurant et rémunérateur à la place, du genre romancier, je me suis pointé dans une boutique parisienne bien connue pour revendre l'essentiel de mes trésors. J'ai toujours eu une façon un peu absurde de rompre avec mon passé, à la limite de la colère. Il y en avait pour 80 000 francs à l'époque, mais le milieu du JdR m'avait rincé, j'avais un procès sur le dos, je venais de, non pas rencontrer, mais "commencer à sortir avec" celle qui allait devenir ma femme et vous savez comment c'est : la fille regarde vos armoires, son regard exprime un mélange de tendresse et de consternation, et vous avez très peur que la consternation l'emporte. "Essaie d'être adulte", serinait une voix dans votre tête. Personne ne me forçait (je connais des copains qui ont gardé leurs jeux, certains, même, qui jouent toujours) mais il me semblait qu'il fallait en finir de façon radicale et grandiose. L'acheteur m'a arnaqué, comme il se doit, mais je m'en suis tout de même tiré avec une somme substantielle et je suis passé à autre chose. Hier soir, en tentant de ranger la bordel baroque qu'est devenue notre cave, et suite aux demandes répétées de ma fille, je me suis employé à retrouver le carton où je pensais avoir gardé quelques jeux. J'ai été atterré de constater que le petit connard narcissique que j'étais à l'époque n'avait conservé que les jeux sur lesquels il avait bossé, et encore, pas tous. J'ai remis Rêve de dragon à ma fille, religieusement. Pourquoi ai-je gardé celui-là ? Je n'ai pas bossé dessus, que je sache. Ah, et puis je crois que ma fille est trop jeune (dix ans), qu'elle ne va rien capter - elle s'est enfermée dans sa chambre avec ce bouquin de trois cents pages, elle me demande de lui acheter des dés à huit faces, qu'est-ce que ça va donner ? Pour info : certains jeux des années 80 valent maintenant 100€ sur PriceMinister ; je pourrais être riche. En résumé, j'ai été un ado gentil, un crétin naïf lui a succédé, j'ai écrit des jeux et ça a tué le joueur en moi, aujourd'hui, je ne sais plus trop.