En direct de Bruxelles, pour une journée de conférences organisée par le Centre de Littérature Jeunesse locale, et je dois dire que je suis ravi, même si le constat général se révèle, à première vue, plutôt sombre. L'intervention assez magistrale du sociologue Christophe Evans - soit un intervenant muni, pour une fois, de chiffres et de données, et non d'a-priori et d'affects comme tout un chacun - valait à elle seule le déplacement, rejoignant, ainsi que je l'ai précisé ensuite, certaines de mes convictions : non, le e-book et ses dérivés ne constituent pas, en France du moins, la plus grande menace pour l'avenir du livre jeunesse (et du livre en général) - il peut même se révéler une chance, en dépit du fait que les propositions actuelles manquent singulièrement de peps et d'envergure (voir mon post oula-oup de la semaine dernière). Le principal problème est celui-ci : la proportion de jeunes lecteurs est en baisse parce que rien, au niveau des pouvoirs publics, n'est fait pour encourager les jeunes à lire. Les récentes attaques portées contre le salon de Montreuil, la disparition, faute de subventions, de plusieurs structures associatives, les menaces pesant sur d'autres et, surtout, la volonté délibérée d'écarter la littérature jeunesse "vivante" du champ des institutions scolaires, malgré la résistance et l'énergie d'innombrables professeurs et documentalistes, aboutit à un clivage de plus en plus important entre, d'une part, une poignée de très gros lecteurs issus des classes socio-culturelles les plus favorisées et, de l'autre, une majorité de non-lecteurs absolus, qu'un contact forcé et prolongé avec Madame de Sévigné ou Emile Zola, nonobstant les qualités et les mérites évidents des sus-dits, achève, si besoin était, de détourner à jamais de la lecture. La bonne santé apparente du secteur est un leurre. Ecarter Harry Potter et consorts des écoles, aujourd'hui, c'est faire la démonstration par l'absurde que les jeunes ne lisent pas. Les collégiens préfèrent Ewilan de Bottero à Zadig de Voltaire, soit, et alors ? Le monde n'est-il pas déjà assez compliqué comme ça ? Et surtout, les lecteurs de fantasy de quatorze ans ne liront-ils jamais de classiques demain ? C'est absurde, j'en suis la preuve vivante. (Dans ce contexte, d'ailleurs, soutenir que l'Ipad 2 va changer les habitudes de lecture des jeunes les plus défavorisés est assez hors-sujet, et me paraît presque plus méprisant que naïf). Il est urgent que les auteurs jeunesse, ceux qui interviennent dans les collèges notamment, comprennent ce qui est en train de jouer ici et maintenant, et en quoi leur action peut également, doit également être politique. Notre rôle ne saurait se limiter à la promotion de nos oeuvrettes personnelles. Notre rôle doit être d'expliquer aux élèves qui ne lisent pas quelles puissances insidieuses oeuvrent dans l'ombre, et pour leur préparer quel genre d'avenir. Les non-lecteurs d'aujourd'hui sont les moutons de demain, comme l'expliquait Sophie Cherer : consommateurs sur-endettés, classes chroniquement dominées, cibles rêvées de la pub, de la politique des partis et des bourrages de crâne en règle. Inutile de se demander pourquoi nos dirigeants, ou ceux qui aspirent à le devenir, se préoccupent si peu de qui se trame aujourd'hui, en termes de liberté personnelle, sur les réseaux sociaux. Continuez d'alimenter vos statuts facebook de considérations météorologiques, culinaires et festives, chers collégiens : quelqu'un s'occupe du reste.
Mais nous n'allons pas baisser les bras pour autant : que les documentalistes, bibliothécaires, libraires ou enseignants qui me lisent en soient bien convaincus. Les ados sont loin d'être des crétins, ils ont même tendance à être plus intelligents qu'avant. S'ils ne savent pas lire les cartes, c'est qu'on a omis, sciemment, de les leur distribuer. A nous d'inventer un nouveau type de jeu, et nous aurons le temps d'être tristes ou défaitistes quand il n'y aura plus de combats de ce type à mener (autant dire qu'on risque d'être encore joyeux longtemps, par ici).
Tout ça ne doit pas nous faire oublier que Les Etranges Soeurs Wilcox vient de remporter le prix Chimères dans la catégorie collège. Dans un monde logique et parfait, cette distinction aurait évidemment dû revenir à la merveilleuse Douane Volante de mon copain François Place. Mais ne jouons pas les pisse-vinaigre, et un grand merci aux votants : les prix de lecteurs comptent toujours énormément pour moi.