Daniel Bejar est né en 1972 - un grand cru. La bande-son de sa jeunesse est peuplée de fantômes synthétiques et de saxo lancinants, sur fond de volutes gitanes. Style Council, Simply Red, Pet Shop Boys, T-Rex peut-être, Roxy Music, les Stranglers de Feline : tous ces spectres délavés, lunettés d'anthracite, on les retrouve sur Kaputt, le neuvième album de Destroyer. Easy listening, ambient, disco eighties et jazz d'ascenseur - on se dit qu'on ne devrait pas, qu'on ne pourra pas, qu'on n'a jamais. Sauf que le temps a passé, transformant la honte en nostalgie et le mauvais goût en histoire. Sauf, surtout, que Bejar est un génie, capable d'écrire aux années 80 la plus classieuse des lettres d'amour sans rien renier de son lyrisme intime et de ses exigences d'esthète. Il faut, pour apprécier Kaputt, se souvenir de ce que cette musique autrefois si méprisée a fait de nous. Sur l'extraordinaire Suicide demo for Kara Walker, on entend des guitares andalouses, une flûte échappée d'une b.o. de Francis Lai, un saxo en exil et des nappes de synthé d'une sidérante beauté, avant que le timbre suave de Sibel Thrasher n'emporte la chanson vers d'inédits sommets new wave. C'est une chanson d'une douceur et d'une mélancolie quasi intolérables ; tout l'album est à l'avenant.