Deux mille visiteurs uniques sur ce site hier, amis. Je sais, c'est idiot, de parler musique et littérature tout le temps ; de toute évidence, le foot intéresse plus les gens. Mais faisons contre mauvaise fortune bon cœur. Maintenant au moins, vous m'écoutez.
J'en profite donc pour vous signaler deux faits de première importance :
- ma présence, pour la 3e fois, au fantastibuleux Salon du livre de Colmar - collèges demain, et signatures samedi et dimanche sur le stand de la librairie Hartmann, où je signerai notamment Seconde vie, paru la semaine dernière chez Michel Lafon.
- l'obtention ô combien méritée par La Fin de l'homme rouge ou le temps du désenchantement de Svetlana Alexievitch du Prix Médicis de l'essai. La Fin de l'homme
rouge, que j'évoque trop brièvement à mon goût dans le nouveau Chronicart, est l'un des titres les plus impressionnants de la rentrée littéraire. Je le rangerai au rayon "livre total" au côté de Confiteor, paru lui aussi chez Actes Sud, si je le range un jour. LFHR est la chronique, sur près de 540 pages, de
l'immense malheur russe qu'a été le 20e siècle. La parole est donnée aux âmes-presque-mortes, aux souvenirs en lambeaux, aux voix gémissantes de l'ex-Union soviétique - car qu'existe-t-il de
pire, quand on se réveille d'un rêve, que de se découvrir prisonnier de son reflet inversé ? Régulièrement citée pour le Nobel (on se souvient du sidérant La Supplication, consacré aux
héros sacrifiés de Tchernobyl, auquel on aurait volontiers adjoint une photographie sépia d'ange en pleurs), Alexievitch n'a pas son pareil pour
faire parler les gens, même quand ils ne le veulent pas ou croient ne pas le vouloir, même quand elle libère aussi (et surtout ?) la douleur enkystée dans les mots. Elle n'est ni un psy prenant
des notes devant le grand corps allongé de la Mère Patrie, ni un prêtre atterré par les confessions atroces d'un proche, mais bien un écrivain au sens premier du terme : qui transforme la parole
en art, et les voix discordantes en une fresque sans pareil, poignante, éclairante et tout à la fois emplie de ténèbres. "Des peurs, nous en avions beaucoup." Les chants dans la plaine, la guerre
et les lendemains qui chantent, l'espoir indestructible et les regrets éternels, la nostalgie puis le désespoir, et puis la guerre, partout, le chaos et les larmes, les poings serrés, oui : "les
humiliés et les offensés" sont tous là, ils ont tous quelque chose à dire sur cette gigantesque expérience manquée qu'a été le communisme, l'espérance transformée en cauchemar, l'étrange
permanence de l'âme russe, enfin, un mélange de foi vibrante et de résignation totale, et leurs confessions exhalent l'atroce parfum de la sincérité. "J'ai compris que les héros d'une époque sont
rarement les héros d'une autre époque", soupire l'un d'eux, avant de citer une exception qui n'a plus d'importance. La Ferris Wheel du temps, c'est aussi, comprend-on, la roue de la
torture, où chaque coup vous rappelle que vous êtes encore en vie et que vous pouvez encore avoir mal. Et le petit occidental, ahuri, de contempler la marche inéluctable du monde,
d'autant plus tragique qu'apparemment sans but. "Les gens qui lisaient et qui rêvaient de voler comme la mouette de Tchékhov étaient remplacés par des gens qui ne lisaient pas, mais qui étaient
capables de voler", souligne une publicitaire de 35 ans. Si Tolstoï et Dostoïevski avaient vécu ce siècle, la psychose grandiloquente et la schizophrénie crasse se seraient données la main pour
danser un ballet de cimetière, la voix du peuple se serait définitivement fragmentée, et elle se serait incarnée dans ce livre, à moins, tout simplement, que les choses se soient bel et bien
passées ainsi.