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Le temps s'échappant de mes doigts telle une poignée de sable pré-estival, je vais me permettre, une fois n'est pas coutume, de copier/coller/tronçonner un statut FB de Marie Musy, qui est au métier de libraire ce que Lionel Messi est, ces temps-ci, à celui de footballeur : "Je n'ai rien [...] contre la rentrée littéraire d'août-septembre [...] mais là on est en juin et je trouverais [...] fort utile, en fait, qu'on laisse et qu'on donne encore du temps aux livres parus entre, oh disons, janvier et maintenant. Les absents n'ont pas tort, ils ne sont simplement, pour la plupart des lecteurs, pas encore là, alors parlons des présents." Dont acte. Voici quelques livres formidables dont je n'ai hélas pas eu le temps de parler ailleurs et qui méritent plus que votre attention :
Jours tranquilles, brèves rencontres de Eve Babitz, pour commencer. Ouaip, il serait dommage de ne se souvenir de cette grande dame, née en 1943, que comme le sujet d'un cliché célébrissime signé Julien Wasser la présentant en train de jouer aux échecs contre Marcel Duchamp à 20 ans et dans le plus simple appareil. Eve Babitz, c'est, paradoxalement, une petite Nico californienne pragmatique qui aurait eu la bonne idée de ne pas mourir (et pourtant, ce n'est pas passé loin : en 1997, un stupide accident à base de cigare mal éteint a failli avoir raison d'elle, qui a mis un terme définitif à sa carrière). Eve Babitz, ci-devant filleule d'Igor Stravinsky, maîtresse de Jim Morrison et d'Harrison Ford, protégée de Joan Didion, c'est la pétulance et le glamour à l'état pur (on se penchera avec grand intérêt sur ce très bel article de Vanity Fair) mais c'est aussi - et surtout - un talent littéraire des plus vivaces. Son premier livre traduit en français est un chant d'amour dédié aux beautés vaporeuses de Los Angeles, dont l'introduction livre d'emblée la clé : "Il est bien connu que ce qui relève de la fiction doit avancer tout droit et ne pas serpenter parmi les buissons qui contemplent le comté d'à côté. Malheureusement, avec Los Angeles, c'est impossible." Un ouvrage d'une férocité, d'une drôlerie et d'une sensibilité irrésistibles.
Banjo de Claude McKay est paru récemment dans la collection replay des Éditions de l'Olivier (Olivier Cohen himself est venu en causer sur Nova il y a huit jours dans l'émission Neo Géo et c'était très chouette). Claude McKay, dont un passage de Marseille, depuis quelques jours, porte désormais le nom, est resté célèbre pour l'usage que Winston Churchill a fait de son poème If we must die : If we must die, O let us nobly die / So that our precious blood may not be shed / In vain ; then even the monsters we defy / Shall be constrained to honor us though dead ! ... afin de convaincre les Américains d'entrer en guerre contre l'Allemagne nazie. Jamaïcain naturalisé, poète en flammes, auteur engagé, McKay, qui parcourut longuement la Russie bolchévique dans les années 20., est l'auteur de trois romans. Banjo, le deuxième, se voit ici offrir une nouvelle édition. Salué en son temps par Césaire et Sanghor, c'est un poème foisonnant, endiablé et dénué de véritable intrigue, éminemment musical bien sûr, électrisé de blues et de jazz, une fanfare sans fards grouillant de putes, de bastons et de gueuletons joyeux sur fond de docks marseillais qui chante les amours impossible et l'ailleurs comme remède : "Allons, mon pote, on a assez de fric, à nous deux, pour se tirer bien loin d'ici." Délicieux comme l'été de vos rêves, trop sec, trop fort, inoubliable.
J'suis pas plus con qu'un autre, enfin, de Henry Miller aux éditions Buchet Chastel : 50 pages du grand fantôme de Big Sur publiées initialement en français en 1977, fautes d'orthographe et de syntaxe comprises. Pourquoi lire ce livre ? Parce que le génie de Miller s'y trouve concentré, péremptoire et indompté, un fleuve tumultueux, débarrassé par définition de toute afféterie stylistique, parsemé d'aphorismes et de songeries inspirées du genre "Nous nous souviendrons des auteurs qui nous ont donné de la joie plus longtemps que ceux qui nous ont fait penser." Miller parle de Dostoïevski, des rues de Paris, de son séjour de Simenon, de Lewis Carroll, de tout et de rien - ça s'achève trop vite, bien sûr, mais ça vous donnera furieusement envie de découvrir, si vous ne la connaissez pas, l’œuvre d'un géant qui, ici-même, n'avait pas besoin de savoir écrire pour le faire. (Oh, et ce petit livre m'a remis en mémoire le fait que j'ai bel et bien PERDU dans un déménagement un putain de feuillet original d'Henry Miller, cadeau d'un ami post-lycée dont le grand-père, traducteur, éditeur, avait côtoyé James Joyce, Samuel Beckett et Anaïs Nin, et avait gardé de ces années mythiques d'innombrables feuilles de papier A4 noircies de l'écriture ample, penchée et vengeresse de Miller - pensées drôles, vachardes -, la mienne déplorait, si je me souviens bien, le fait que la plupart des femmes couchaient de préférence avec des hommes friqués - d'un autre côté, l'aurais-je affichée dans mon salon ? N'empêche, je me boufferais.)