Jeudi matin, avant de partir en week-end, j'enverrai à l'éditeur la première version de mon thriller-anciennement-connu-sous-le-nom-de-Cut, et j'attendrai un peu, et on verra bien. Je compte réécrire le bouquin deux fois encore, de toute façon. Une broutille.
A ce sujet : on a vu fleurir ici et là, ces temps-ci, à l'occasion du débat sur le numérique, l'étrange idée selon laquelle un auteur devrait pouvoir vivre de sa plume. Le contraire, essaie-t-on de nous dire, serait scandaleux et inique - alors que tant d'éditeurs et de libraires flemmards se font dorer la pillule au soleil, couchés sur des matelas d'euros. A titre personnel, je m'inscris bien sûr en faux, et pas qu'un peu. Kafka ne vivait pas de sa plume, Bolano galérait comme un âne, des centaines de génies se sont tués à la tâche (on ne parle ici que de littérature), et il en a toujours été ainsi. C'est la loi de l'offre et de la demande - celle qui ne vous plaît pas quand vous souffrez du déséquilibre, celle que vous aimeriez tellement réinventer. Hélas ! Le numérique ne changera rien à cette donne. Les gens ne vont pas se mettre miraculeusement à lire ou à lire plus, parce que le temps n'est pas extensible et que l'envie ne se commande pas, pas plus que le milieu socio-culturel ne se décrète. Convaincre un gamin que lire est vital, l'inscrire dans une logie durable de lecture, faire des ados facebookiens d'aujourd'hui les lecteurs adultes et définitifs de demain est une mission délicate et sacrée que ne s'infligeront bien sûr ni les membres de l'Académie Française, ni les journalistes de la presse dite littéraire, ni les supporters ou les contempteurs du tout-numérique qui se paient aujourd'hui de grandioses prophéties lumineuses. Le contexte étant ce qu'il est, l'idée qu'un auteur français lambda écrivant gentiment peine un peu à s'en sortir me laisse pour le moins indifférent. Personne ne l'a forcé, que je sache. Personne ne lui a promis quoi que ce soit. Les boulots salariés existent : ils l'attendent, avec retraite à la clé et sécurité sociale. Il y a trop de livres aujourd'hui et pas assez de lecteurs, ce qui conduit à cette (un peu mais pas vraiment) triste réalité : un écrivain écrivant à une allure moyenne un roman au potentiel commercial moyen ne peut, aujourd'hui, pas s'en sortir, i.e. pas payer un loyer et mener une vie "normale". Ce n'est pas la faute des autres. Ce n'est pas la faute du monde. C'est juste la vie - et vous avez le droit de ne pas aimer ça. D'un autre côté, réjouissons-nous : une société qui permettrait à n'importe qui de publier n'importe quoi et d'en vivre serait rapidement promise à la ruine. Ecrire n'est pas un loisir payé, pas plus que la simple satisfaction d'une pulsion narcissique. Ecrire est un sacerdoce et un pari terrible, qui rend l'écrivain dépendant du lecteur et le laisse à sa complète merci avec pour seul espoir celui de l'attirer dans ses filets en retour. Cet espoir n'est pas toujours satisfait. La belle affaire. En ce qui me concerne, j'ai fait ce pari. Et j'ai eu de la chance : quelques rencontres fondamentales, un bon timing, des lecteurs souvent bienveillants. Mais il ne s'agit pas seulement de chance.
J'écris depuis treize ans. J'écris cinq jours sur sept, ne travaillant que trois ou quatre heures chaque samedi et dimanche, et considérant ces jours-là comme des jours de repos. Le mot "vacances" m'est globalement inconnu. J'ai travaillé au plan de Dreamericana pendant mon voyage de noces, à la relecture de Sayonara Baby pendant un déménagement, à une nouvelle de SF un 31 décembre au soir, et j'ai donné une interview le jour de la naissance de ma fille. Il m'a été donné d'écrire dans une salle de bains, dans des toilettes, dans une cave, dans une voiture, dans un train, dans un avion, dans un bus, sur un banc de métro, dans un parc, dans un jardin, dans un télécabine, dans un train à crémaillère et dans moult chambres d'hôtel, bien sûr, pour ne pas perdre trop de temps. Quand je suis en retard, je me lève à 6h, ou je me couche à 1h - 9h du matin un dimanche étant pour moi le comble de la grasse matinée. Il m'est arrivé de travailler au bord d'une piscine en Martinique, dans une chambre avec vue sur le Pacifique, dans le lobby d'un hôtel florentin, ou devant la plus belle montagne d'Europe. Il n'existe probablement qu'une femme au monde capable de supporter ça, et j'ai eu la bonne idée de l'épouser fissa : ce n'est pas un hasard si la plupart de mes livres lui sont dédiés. Alors oui, il y a des gens qui vivent de l'écriture. Mais il est préférable de bien connaître, avant de s'embarquer pour un voyage au long cours (ou avant d'aller chialer sur un forum parce que la vie est vraiment trop pas cool) les conditions générales de la traversée.