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(please follow) the golden path

Llittérature, films, séries, musique, etc.

elle et lui de l'autre côté

Publié le 22 Juillet 2011 par F/.

Elle est là, affalée plus qu'assise, la tête renversée en arrière, les lèvres trop sèches, réduite à l'état de squelette. Elle ne nous voit pas. Elle ne peut plus parler. Elle ne peut plus bouger. Il paraît qu'elle nous entend. On nous l'affirme. C'est difficile à imaginer. De temps en temps, elle émet un son, une sorte de grognement dont nous ne connaissons pas le sens. Nous disons les mots qu'on dit dans ces moments-là, presque sans y penser. Ma femme lui touche la main. Elle dit "nous sommes là." Je lui touche la main aussi, le genou. Je n'ose plus rien regarder, je n'ose plus rien, juste les détails de la chambre, un tableau, un rideau froissé, quelques menus objets.

Il vient la voir chaque jour que Dieu fait, et parfois deux fois par jour. Il viendrait à genoux s'il le fallait, c'est une certitude. Ici ? Il connaît tout le monde. Il plaisante avec les malades, avec les infirmières. A Noël, il a offert une bouteille de Crémant d'Alsace à chacune d'elle. Cinquante-sept bouteilles. Il est, depuis toujours, coutumier de ce genre d'exploits. C'est un surhomme, il est connu pour ça. Quand il avait vingt-cinq ans, dans sa grande maison à Strasbourg, les gens venaient chez lui, tout le monde, et lui dormait dans le couloir. La première fois que je l'ai vu, il m'a dit voilà, tu peux me tutoyer, je suis ton oncle. C'est quelqu'un qu'on ne peut qu'adorer. C'est quelqu'un à qui il est difficile de penser sans pleurer, désormais. C'est quelqu'un qu'on aimerait être et qu'on ne sera jamais.

Les portes de l'ascenseur s'ouvrent ; l'ascenseur donne presque directement sur sa chambre à elle. La porte est ouverte. Nous entrons. Il y a ce silence contre lequel nous ne pouvons rien. Il y a le temps qui ne passe pas de la façon qu'il faut. Il y a l'impression tenace que tout est déréglé, que quelqu'un, quelque part, s'est trompé. Il s'avance comme si de rien n'était. Il la rajuste dans son fauteuil. Il bouge un peu sa sonde. Il lui parle. Il lui dit que nous sommes là. Il lui dit que nous étions en famille hier et que nous avons bien rigolé mais qu'elle nous a manqué, bien sûr. Je ne sais pas comment il fait - vraiment, je n'en ai pas la moindre idée.

Je me penche vers elle. Je lui dit "je vais t'embrasser mais je te préviens, je ne suis pas rasé du tout alors ça va piquer un peu." Et je me penche et je l'embrasse et ses lèvres bougent et nous savons tous trois qu'elle sourit, et ça me transperce. Elle sourit. Elle comprend tout. J'avais espéré le contraire mais elle entend tout - elle comprend tout, mon Dieu.

Nous partons à reculons. Nous ne disons pas "au revoir" ou "bon courage" ou "à bientôt" car tout ça ne signifie rien. Lui, il reste, il va rester, il doit rester. Il nous souhaite bon retour. Déjà, il nous tourne le dos. Il est à elle, c'est tout. Et nous croyons savoir ce que c'est que l'amour. Et nous gémissons parce que machin a dit ça, parce que truc nous emmerde, parce que les gens sont mesquins, parce qu'il pleut, parce que l'essence augmente, parce que tel livre ne se vend pas si bien que ça. Décidément, nous sommes encore des enfants.

Il va lui humecter les lèvres avec une sorte de coton. Il va la redresser un peu sur son fauteuil encore. Il va lui dire qu'elle est coquine. C'est un mot qu'il est capable de dire. "Coquine." Elle pèse 38 kilos et elle ne bouge plus. Est-ce qu'il voit ça ? Est-ce qu'il sait ça ? Peut-être qu'il est ailleurs. C'est ce que je dis à ma femme. "Dans un autre monde." Une bulle de passé. Protégé par l'amour. Nous ne mesurons pas ce que ça signifie. Etre là pour elle. Etre là.

Il va plaisanter un peu. Il va lui demander si elle a vu son "amoureux" aujourd'hui. Et puis il va parler aux médecins. Pour qu'ils lui racontent quoi ? J'ignore s'il y a quelque chose à dire, à régler, à ajouter. J'ignore si le mot "décision" peut revêtir encore un sens. Lui ? Je crois que j'ai déjà tout dit sur lui, je crois qu'il n'y a rien à ajouter. J'essaie de m'imaginer à sa place mais ça ne mène nulle part. Une fois encore, je le regarde, debout sur le seuil. Nous pensions tous qu'il ne survivrait pas à ça, qu'il ne lui survivrait pas à elle mais, de toute évidence, c'est ce qui va se passer, il va le faire. Ils se connaissent depuis plus de quarante ans. Ils ont tout traversé. Et maintenant ça. Il me dit "c'est idiot, non ?" Je pourrais le serrer contre moi, et puis quoi ? Nous pleurerions, ce serait si facile. 

Sur la route du retour, nous n'échangeons que quelques paroles. Nous pensons à nous avant tout - toujours à nous, c'est la vie. Nous ne vivrons pas ça, c'est ce que nous nous promettons. Nous ne laisserons pas ça advenir. De toute façon, nous n'en serions pas capables. Je dis "c'est ce qui se rapproche le plus de l'enfer". Mais qu'est-ce que je connais à l'enfer ? Je revois son visage crispé, ses yeux révulsés. Je revois cette ombre de sourire quand je me suis penché vers elle. Je me dis qu'entre ça ou rien, il est difficile de faire son choix. Et pourtant. Il reste de l'amour, là, quelque part. Il reste une pièce d'or, perdue au sommet d'une énorme montagne de merde. Il ne nous appartient pas de juger. Tout ce que nous pouvons faire maintenant, et la seule façon de leur rendre hommage, c'est de vivre, vivre, vivre parce que tout découle de ça, parce que c'est ici et maintenant et que nous n'avons rien d'autre ici-bas.

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A
<br /> merci...<br /> <br /> <br />
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F
<br /> <br /> Alors vraiment de rien.<br /> <br /> <br /> <br />
Y
<br /> L'amour... in fine...<br /> <br /> <br />
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A
<br /> Merci, pour ce texte, juste.<br /> <br /> <br />
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L
<br /> Beau et juste.<br /> <br /> Il n'y a rien à ajouter.<br /> <br /> <br />
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P
<br /> Fabrice,<br /> <br /> Merci pour ce texte.<br /> <br /> <br />
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