Le foot - le sport préféré des pauvres, des Arabes et des beaufs - est un concept bien pratique : il permet de mépriser les gens à peu de frais sans s'exposer en retour à la moindre critique. Traiter les supporters de cons est une banalité absolue en France (pas en Allemagne ou en Angleterre, mais c'est une autre histoire). Il y a ceux qui pensent que ce sport même est débile. Le golf serait OK, la F1 serait *différente*, le rugby véhiculerait d'autres valeurs, le handball serait moins bling-bling, tout ce que vous voulez, mais pas le foot : courir après un ballon, allons, soyons sérieux. Il y a ceux qui estiment que les footballeurs sont trop payés. Christian Clavier, non. Le PDG de Total, non plus. Sarkozy conférencier, encore moins : vous comprenez, ces gens-là le méritent. Et puis, ils servent la France, ils sont utiles, eux. Il y a ceux qui ne méprisent pas tant le sport que les supporters. Les supporters braillent comme des veaux quand ils sont contents. Ils crient pour un but, ils boivent de la bière, ils chantent et se bousculent. Voyons, un peu de tenue. Et puis être content, c'est vulgaire. Pourquoi ne pas brandir un drapeau français, pendant que vous y êtes ? Nazis, va. Enfin, il y a ceux qui conspuent le sport en général. Comme si cette activité devait être jugé à l'aune de critères strictement intellectuels. Regarder Star Trek, c'est pas con. Pourrir les mecs du parti d'en face, c'est pas con. Poster 40 statuts FB par jour, c'est pas con. Mais le foot. Ah, ah, quels baltringues.
J'ai joué au foot en club de 7 à 15 ans, en banlieue sud ; ça m'a rendu mille fois plus heureux que mes leçons de piano. Trois fois par semaine, je prenais mon sac, je traversais Antony à pied, ou Bourg-la-Reine, j'entrais dans l'enceinte de l'US Metro, j'enfilais mon équipement, j'étais content. Le foot représente le seul véritable contact avec les banlieues populaires que j'aie pu avoir - avant d'habiter dans une cité de Choisy-le-Roi s'entend. La majeure partie de mes potes étaient des Noirs qui mentaient sur leur âge ou des Arabes qui faisaient des conneries ou des bons petits blancs qui se foutaient de la gueule des Arabes et des Noirs mais pas trop fort. On se marrait bien. Une fois, on a pris un 14-0 contre Gennevilliers, et un type m'a prévenu à la mi-temps : si tu essaies de me tacler encore, je te tue. D'accord, monsieur. Un autre jour, on a gagné 4-2, je ne sais plus contre qui, mais j'ai marqué deux buts et mes parents étaient là. J'ai joué au pied de la Tour Eiffel, j'ai joué à Sarcelles, j'ai pris des cars pour des villes où je ne suis plus jamais allé ensuite, je suis tombé dans la boue, je me suis pris des coups, j'ai levé les bras au ciel. Ces souvenirs-là sont parmi les meilleurs de mon enfance.
Mon grand-père maternel adorait le foot. C'est lui qui m'a refilé le virus. C'est un truc qu'on garde à vie. Mon grand-père, qui habitait dans les Vosges, écoutait les matchs à la radio - le multiplex de Jacques Vendroux. En cachette de ma grand-mère, le plus souvent. Il me tapotait l'épaule. "Alors, champion, tu vas jouer au PSG ?" Par la suite, j'ai suivi à peu près toutes les journées de D1, comme on disait alors, un poste de radio planqué sous mon oreiller. Je n'avais pas grand-monde avec qui échanger à ce sujet à la maison, et j'étais donc très content quand je retrouvais mon grand-père. Quand ce dernier est mort et que je suis revenu dans sa rue, à Saint-Dié, j'ai vu son fantôme. Disons : j'ai tellement voulu voir son fantôme que j'ai fini par me convaincre que c'était vraiment arrivé (j'ai écrit un petit texte, là-dessus, je l'ai toujours). La différence n'est pas si importante, si ? L'une des premières questions que m'a posée le fantôme de mon grand-père, c'est : est-ce qu'on s'est qualifié pour l'Euro ? Je suis très triste qu'il n'ait jamais vu la France championne du monde. Mon grand-père n'avait pas une vie super joyeuse mais, quand il écoutait le foot, ses yeux pétillaient et je le trouvais très beau.
J'ai transmis le virus à mon fils. Il s'y connaît mieux que moi, maintenant. C'est un petit mec de huit ans qui n'est jamais si content que lorsqu'il peut enfiler un maillot du PSG ou de Barcelone. Je l'ai emmené deux fois au Parc des Princes au cours de ces douze derniers mois. Je l'ai aussi emmené à New York, en Floride, au Maroc (à Marrakech, quand vous portez un maillot et que vous êtes un petit blondinet, tout le monde vous parle, "hé, Messi, ça va ?"), au bord du Grand Canyon, à Londres, en Bavière, à Venise, à Prague, à L.A., à Oxford, mais ce qu'il a préféré, c'est le Parc des Princes. Zlatan, Spider-Man, même combat.
Le foot peut rendre heureux. Le foot joue sur un principe d'abstraction et de décharge émotionnelle terriblement efficace. On attend toujours quelque chose. Ce que ce spectacle est vraiment ne sera jamais à la hauteur de ce que nous projetons sur lui, exactement comme un doudou ou un personnage politique ou un blockbuster. Le foot nous donne l'occasion d'être fier. De chanter avec une foule. D'exulter, de râler - de pleurer parfois. Oui, si vous voulez, nous sommes cons. Mais ça n'a aucune importance.
Les endroits où je préfère regarder les matchs importants ? Les restos à kebab. Avoir la sensation de faire partie de quelque chose de plus grand que soi n'arrive pas tous les jours. Chers amis qui n'aimez pas le foot : arrêtez de nous en parler, ça ne sert à rien et ça nous rend beaucoup plus tristes pour vous que vous ne pourriez le penser parce que, pendant que vous essayez de nous expliquer que vous aussi, il y a des trucs qui vous font chanter et vibrer et gueuler et sauter dans les bras de vos potes, eh bien, ces trucs-là, vous ne les faites pas.