Il se passe de drôles de trucs ce matin dans le ciel de Marrakech. C'est blanc, ou grisâtre, ça bouge, ça empêche un peu le soleil de passer - aucune idée de ce que ça peut être. J'ai essayé de me renseigner, notez bien. Je me suis même rendu sur le site météo local, avec sa webcam plantée dans la Ville Nouvelle. Mais voici ce qu'on m'a rétorqué : "La Webcam ne fonctionne plus... Nous nous en excusons... Cependant, nous vous proposons de visiter le nouveau site Espace Maroc, qui vous propose la réservation de riads, de villas ou la location d'appartements à Marrakech." Ah bon, d'accord. Comme ça c'est plus clair.
Réveil aux aurores : au-dessus des toits, pendant une demi-heure, des nuées d'oiseaux passent par milliers, filant en direction du Haut-Atlas. S'ils fuient un tsunami, on a le temps de voir venir. Si c'est un tremblement de terre, on va tous crever, ensevelis sous des monceaux de babouches et de hectolitres de thé à la menthe sucré juste comme il faut. Je m'en réjouis d'avance.
Hier, nous nous sommes rendus dans une coopérative. La coopérative, c'est comme le souk, sauf que les prix sont fixes et que personne ne vient vous emmerder. Du coup, c'est vous qui vous emmerdez. Et vous réalisez bêtement que le charme unique de la médina provient non pas de ses trésors en toc mais de ses habitants, de leur énergie, de leur détermination sans faille, de leurs sourires et invectives perpétuels. Histoire de ne pas être venus pour rien, nous avons tout de même acheté du savon, des huiles, des extraits de savon à l'huile savoneuse concentrée essentielle de savon huileux et plein d'autres machins fondamentaux censés guérir le psoriasis, le stress, les maux de ventre et, peut-être, la crédulité. Nathan, très en forme, avait fixé ses objectifs d'entrée : "Je veux une sucette.
- Oui mais ici, c'est un magasin pour acheter des lanternes.
- Mais c'est pas grave !"
- Je sais bien que c'est pas grave. Je t'explique, c'est tout.
- Alors je veux un coca. Mais la bouteille rouge. Pas grise ou noire."
Ah, les bienfaits de notre glorieuse civilisation occidentale ! Hum, je m'arrête un instant : Bachir, un des types qui travaille avec Sabah, qui elle-même travaille pour Soumia, qui bosse pour notre proprio, vient de m'apporter une bouteille de jus d'orange pressé à tomber par terre. Il est 7h32. Hier, pendant une heure, nous avons essayé d'expliquer à Sabah, sans la froisser, qu'il ne lui était pas nécessaire de venir exprès un dimanche pour préparer le thé - nous nous sommes efforcés de la convaincre que, en dépit des apparences et du poids séculaire des traditions d'hospitalité locale, nous allions nous démerder comme des grands, c'est-à-dire seuls/ Mais rien à faire : elle a tout préparé avant de partir et ce matin, donc, elle a envoyé Bachir pour le jus d'orange, un peu comme on assigne une mission spéciale. C'est n'importe quoi, ici : on ne va jamais pouvoir retourner en France. "Bonjour, je voudrais une baguette.
- Normale ou tradition ?
- Au Maroc, il y a une seule sorte de pain, il est rond, tout le monde mange le même et -
- Tradition, donc. Ce sera un euro dix.
- Quoi ? Mais au Maroc, pour ce prix-là, vous en avez douze !
- Un euro vingt, pardon.
- Euh, et vous pouvez nous l'apporter à la maison ?
- Non.
- Mais si je paie un peu plus ?
- Non.
- Mais on pourrait prendre le thé !
- Non.
- Pourquoi vous ne souriez jamais ? Pourquoi vous n'êtes pas détendue, hein ? Rien n'est grave, vous savez. Il faut prendre chaque jour comme il vient. On discute, là. On est bien. Venez, on va prendre le thé et après j'achèterai plein de baguettes, Inch'Allah.
- Ecoutez, il y a des clients qui attendent. Je vais vous demander de vous mettre sur le côté, Monsieur. "
Bref. Un peu comme la vie, ou comme un match du KACM Marrakech, notre retour est une histoire qui ne peut pas bien se terminer.
Eh oui, car nous sommes allés au stade hier soir, hamdoulah ! La meilleure façon de s'immerger au coeur de l'ambiance locale, ai-je maladroitement essayé de convaincre Katia qui, de toute façon, avait déjà accepté le principe, rapport au hammam et à l'épilation.
Dès 18h, l'avenue Moulay el-Hassan était noire de monde. Des gamins, pour la plupart. Et des cordons de flics partout, avec des casques et des boucliers. Ma femme n'était pas très rassurée. J'ai pris ma voix grave de vétéran du PSG : "T'inquiète, poupée, c'est normal, c'est toujours comme ça.
- Oui, enfin, je suis la seule femme.
- Meuhnon. Regarde, là-bas.
- Elle ? Elle a cinq ans.
- Oh. Tu exagères."
Je dois reconnaître que, pendant un assez long moment, et avant que deux grosses Anglaises ne se pointent avec leurs maris (elles pensaient peut-être que c'était un match d'Arsenal - les maillots se ressemblent beaucoup), pendant un assez long moment, disais-je, Katia a été la seule femme parmi les 15 000 joyeux spectateurs du stade Harti. Heureusement, dès la vente des billets (50 dirhams finalement, pour quatre - quiconque s'est déjà rendu à un match en France appréciera), un type d'une soixantaine d'années, très classe, nous a pris en charge. "Laissez, a-t-il dit aux policiers, je m'en occupe." Les types ont opiné. L'esprit de contradiction est assez peu développé, dans ce pays. Bref. Notre nouvel ami nous a fait passer les barrages successifs et nous a menés directement dans la bonne tribune. Visibiblement, c'était une ancienne gloire locale, entraîneur ET joueur. Nous nous sommes sortis importants - jusqu'à ce qu'il disparaisse.
Nous avons pris place où nous pouvions ("les places sont numérotées mais tout le monde s'en fout", avait prévenu notre guide), et l'arbitre a sifflé le coup d'envoi. Le gang de supporters locaux, les Crazy Boys, était particulièrement en forme : une ambiance et un répertoire à faire pâlir Stéphanois et Lensois réunis. L'équipe, elle, ne faisait pâlir personne ; soudain, j'ai repensé à mes propres matchs d'ados, au sein de l'Association sportive de Bourg-la-Reine - cette époque bénie mais un peu chiante où on disait encore "ailier" à la place de "latéral". Nous aussi, nous étions tous regroupés autour du ballon. Nous non plus, nous ne savions pas faire de passes à plus de cinq mètres. Pour ce genre de situations bloquées, ma femme dispose généralement d'un commentaire clé en main : "ça manque de percussion offensive." Mais ce soir, elle a bien compris que c'était plus grave que ça. Opposé à une modeste formation de Fès, progressant par contres maladroits, le KACM s'est procuré une demi-occasion, si on peut appeler occasion un tir à dix mètres au-dessus des cages. Au bout d'une quarantaine de minutes, Nathan a eu cette question éclairante : "Papa, c'est quand qu'il commence, le match ?"
Nous nous sommes barrés à la mi-temps. Je savais que les joueurs de Marrakech avaient marqué trois buts lors des sept rencontres précédentes mais je ne parvenais pas à comprendre comment ils avaient fait. Le vent ? L'absence d'adversaires ? En rentrant au riad, nous avons appris qu'ils s'étaient inclinés 1-0, résultat accueilli par Alice avec l'enthousiasme qu'on imagine ("bonne nuit, papa").
Nathan, lui, a carrément retourné sa veste : "J'étais pour les bleus." On ne peut plus faire confiance à personne.