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(please follow) the golden path

Llittérature, films, séries, musique, etc.

quel jour nous serons demain (1)

Publié le 26 Mars 2017 par F/.

Et si vous voulez vraiment savoir à quoi ressembla la nuit la plus singulière de l’existence de Sarah Kowalski (existence météorique, me figuré-je avec mélancolie en pointant le nez hors du métro Buttes-Chaumont, à considérer les brachiosaures dont les cous dodécavertébrés, il y a 140 millions ans, se balançaient ici-même au-dessus des fougères arborescentes – et dire que ces pauvrets croyaient avoir l’éternité devant eux…), il vous faut me suivre comme si vous étiez mon ombre – mettons que vous l’êtes –, m’emboîter le pas nec spe, nec metu tandis que, la tête farcie de regrets et d’amour, mais quoi de neuf ?, je m’attaque au petit trot à l’escalier de la rue Manin menant au sanctuaire de la butte Bergeyre, sans perdre de vue qu’ayant tendance à prendre ses désirs pour des réalités, l’étudiante en Sciences de la Terre qui parle par ma bouche – séparée depuis trois semaines de sa dernière petit amie en date, et partageant désormais un 65m² à Bagnolet avec une agrégée de lettres de cinq ans son aînée –, éprouve à l’égard des réalités en question des sentiments, histoire de rester poli, pour le moins ambigus.

Qu’est-ce qu’une amie ? Quelqu’un dont vous avez bousillé la vie et qui vous aime encore. Un fantôme pour qui vous êtes prête à traverser la ville quand vous n’êtes plus capable de faire la différence entre votre fatigue et celle du ciel, une fille qui, dorénavant, sait vous faire souffrir avec juste la pointe d’innocence nécessaire et à qui vous êtes incapable d’en vouloir parce qu’au fond, ce besoin que vous avez de son pardon et que rien ne saurait assouvir, cet aiguillon cruel, c’est ce que vous préférez chez elle : Mathilde.

Rue Edgar Poe, une maison de briques rouges étroite et altière coiffée d’une terrasse dominant Paris.

Je lève les yeux. Lieu magique, la nuit est triste et tiède, un brin femelle, la pluie réveille des parfums dont j’ignorerai toujours le nom, les noces du silence et d’un été tropical qui refuse de mourir.

J’ai bu trois bières avant de venir ; l’amie du lycée que je n’avais pas vue depuis six mois a insisté pour tout payer. Puissantes et lourdes comme les battements d’un cœur pierreux, des basses martiales font vibrer les murs. Underworld, noté-je : le monde d’en bas.

Je frappe à la porte, enfonce le bouton de la sonnette, attends une minute, puis deux, jusqu’à ce qu’une main prolongée d’une cigarette finisse par apparaître à la fenêtre – hé, oh ! –, suivie d’une figure circonspecte, et des paroles inaudibles sont échangées et, bientôt, un garçon vient m’ouvrir, torse nu sous ce qui ressemble à un manteau de fourrure chouré dans une solderie.

— Tu vends des calendriers ?

— Non.

— Témoin de Jéhovah ?

— Pas que je sache.

— Tu as le mot de passe ?

— Le quoi ?

— C’est bien ça, fait le garçon en tournant les talons. Fais comme chez moi.

Qui est ce clown pré-pubère ? La vérité, c’est qu’il y a de bonnes chances pour que je ne connaisse personne, ici. Mathilde m’a prise au dépourvu quand elle m’a invité à ce – ce quoi, d’ailleurs ? Fête-t-on quelque chose de spécial ? –, à cette soirée, comme on dit, vraiment, elle ne m’a pas laissé en placer une, « je suis sûre que ça nous fera le plus grand bien à toutes les deux », et j’ai lâché un « d’accord » hâtif parce que je ne voulais pas entendre la suite et, à présent, je commence à me dire que la peine n’est pas du tout proportionnée au crime.

— Bichette !

La reine du bal dévale les marches : Mathilde le tourbillon dans une robe noire à paillettes trop glamour, queue de cheval virevoltante et sourire immaculé – épuisante de santé.

— Appelle-moi encore une fois comme ça et je fais demi-tour.

— C’est tellement génial que tu sois venue. Tu ne le sais pas encore mais c’est génial. Je te prends ton sac.

— J’adore ta maison.

— Mais tu l’as déjà vue, non ?

— Ta robe va très bien avec cette nuit.

— Ma petite flatteuse-amoureuse. Allez viens, je vais te présenter.

Elle m’empoigne le poignet, me hisse littéralement dans l’escalier – en montant, nous croisons un type enturbanné (« attends, c’était une soirée à thème ? – Non, non, c’est Patel ») –, et nous voilà déjà dans le salon, la pièce à tout faire et à tout vivre, trop vaste et trop exiguë, plongé dans un nuage de fumée et de pulsations sourdes.

Je me retourne pour dire quelque chose à Mathilde mais Mathilde a déjà disparu – sa queue de cheval flotte là-bas vers le bar, un type lui tient les poignets comme s’il essayait de la maîtriser, ah, ah, bonne chance amigo.

J’en suis réduite à jouer des coudes, c’est l’une de ces soirées-parcours d’obstacle, la plupart des convives ont des gobelets en plastique à la main et dansent quand même, tout cela est périlleux.

— On ne passe pas.

Une petite fille me barre l’entrée du couloir. Coiffée d’un béret qui semble dissimuler une calvitie. T-shirt orné d’une girafe, des bretelles, petit blouson de skaï, elle tient un grand livre cartonné serré contre elle.

Je fais mine de me tâter les poches.

— Attends. Tu prends les chèques-vacances ?

­— De quoi ? (Elle tapote son livre). C’est la suite du premier Alice.

— Ouah. Et tu l’as lu ?

— Pas besoin.

— Tiens donc. (Je m’accroupis pour mieux l’entendre. Des excités reprennent en chœur le « Ça, c’est vraiment toi » de Téléphone, une chanson sur laquelle personne ne danserait si l’alcool était interdit aux majeurs.) Et pourquoi ça ?

— Parce que je connais. Parce que je suis une reine, aussi.

— Cool.

— Et toi ?

— Moi quoi ?

— T’es une reine ? Ça t’arrive de te souvenir du futur ?

Ses petits yeux noirs me fixent avec un sérieux imperturbable.

— Je suis la reine du royaume de Nimportnawak.

— N’importe quoi.

— Exactement.

Elle plonge une main dans la poche de son blouson et en extirpe une mignonette de Jack Daniels. Oh, oh.

— C’est quoi, ça ?

— L’élixir.

— Qui te l’a donné ?

— Personne. Prends-le, princesse Nimportnawak.

— T’es sûre ? Je ne voudrais pas te priver.

— Je t’ai déjà dit : moi, j’ai pas-be-soin. Par contre, fais bien attention : tu ne dois boire rien d’autre ce soir.

— Sinon quoi ? La potion ne fait pas effet ?

— Prends.

Elle insiste, avec son truc. J’accepte en hochant la tête, puis me relève, mains sur les hanches. Il faudra tirer cette affaire au clair.

— Merci, mademoiselle. Je peux savoir comment tu t’appelles ?

Elle me pousse sans méchanceté, traverse la piste de danse improvisée en slalomant entre les danseurs bourrés avec un art consommé de l’esquive, et disparaît corps et biens.

Est-ce que tout ça a réellement eu lieu ? J’attrape une fille qui passe. Une petite blonde effarée, avec des cheveux mouillés et un air de chien battu.

— Tu la connais, la petite ?

— Hein ?

Merde, pas moyen de s’entendre, dans ce couloir. Je répète ma question mais la fille secoue la tête, me fait signe qu’elle doit monter sur la terrasse, je souris, namaste, cœur avec les doigts, au-revoir.

Je flaire mes aisselles. Je ferais bien un tour par la salle de bains mais je suis perdue, ici, et personne ne semble prêt à m’aider, ça doit faire partie du contrat – profession : exploratrice en chambre.

Des gens n’arrêtent pas de passer. L’Indien de tout à l’heure, regard vide et talonnettes, probablement sous substance. Une nana de 50 ans minimum, un chapeau melon à la main – Mathilde a peut-être oublié de me dire que c’était une soirée déguisée. Je fais des bises, répète des prénoms, reviens sur mes pas, un peu de silence ne me ferait pas de mal, « qu’est-ce que je fous là ? » est le thème du soir.

C’est moi ou la maison est plus grande dedans qu’au-dehors ? Le genre de piège non-euclidien qui peuple les romans des américains gothiques. Ne manque plus qu’une chouette clouée sur la porte de la grange. Sans me l’avouer, je cherche la petite leucémique anonyme. On me broie la main. On me tend des verres que je décline. On m’envoie à l’étage du dessous, « c’est toi, Sarah ? Y a Mathilde qui te cherche ! ». C’est sans doute vrai, mais je remonte. Je pourrais partir maintenant, qui le saurait ? Seulement, je ne m’y résous pas. J’ai le sentiment que je suis attendue.

De retour au deuxième, et au termes de pérégrinations glorieusement stériles (est-ce qu’on peut être à la fois assez stupide et sobre pour ouvrir à trois reprises la même porte en pensant à chaque coup tomber sur une pièce nouvelle ?), je finis par dénicher un petit sanctuaire au bout du deuxième couloir, un miracle sans fenêtre.

Le terme consacré est “bibliothèque”, mais j’ai l’impression que personne ne vient ici en temps normal. Les étagères ploient sous les bouquins usés, poussiéreux, un canapé disparaît sous les manteaux et les vestes et, sur le sofa du fond, un type à lunettes, un asiatique droit comme un i – il est archiviste, ou quoi ? – est occupé à consulter l’un après l’autre les numéros d’Actuel stratégiquement empilés sur la table basse.

C’est chouette de pouvoir parler sans crier. Je tends la main au type. « Thierry-François », annonce-t-il. Poli mais sans plus. Assez pour que je reste ici ? Tout en inspectant le dos des livres (Banians de J.J. Smith, Ivresse de la métempsychose sans auteur, ça existe, ça ?), je m’efforce, l’air de rien, de lui soutirer deux trois exclusivités, du genre « qui es-tu ». Il me répond sans cesser de tourner les pages, vite, vite, ne prend absolument pas le temps de lire, on dirait qu’il vérifie une théorie inédite, un truc qui va faire grand bruit.

Il ne m’en faut pas plus pour insister. Soupir du garçon. Il reboutonne sa chemise jusqu’au col. D’accord. Il est venu ici avec une amie, consent-il à me révéler (« juste une amie », précise-t-il dans la foulée, comme si c’était le plus important), apparemment – félicitations ! –, il connait encore moins de monde que moi ; ça n’a pas l’air de le tourmenter beaucoup.

Je finis par m’asseoir à côté de lui. En tout bien tout honneur. « Ça ne te dérange pas ? dis-je. Il est possible que je perde conscience, hein. Le nom de la personne à contacter est… »

Le regard du garçon s’allume d’un coup : comme si quelqu’un venait de tirer sur un cordon d’hôpital. « Non, mais punaise, tu n’as rien à boire ! », s’exclame-t-il d’une voix comiquement suraigüe, et il sort, tête baissée vers la cohue, et trente secondes plus tard, le revoici, un pauvre gobelet de Sangria à la main, un « il n’y avait plus que ça » en guise d’excuse.

Je le remercie, dépose soigneusement le gobelet sur le guéridon pour être bien sûre de l’oublier le moment venu et puis, contre toute attente, nous nous mettons à bavarder vraiment.

Nous évoquons Mathilde, d’abord, les circonstances dans lesquelles nous l’avons rencontrée, moi et ma triste histoire – ancienne, bien trop ancienne, me dis-je à présent que je la considère avec le recul qui convient –, lui via la fameuse “amie”, une copine de fac, enfin bref, et, graduellement, nous en venons à parler de lui, de son parcours agité et épique – débarqué à Dunkerque à l’âge de 3 ans avec sa mère veuve et deux tantes de Taïwan – mais lui-même n’a pas l’air très intéressé par ce qu’il raconte. Ce que je lui ai laissé entrevoir de notre relation passée, à Mathilde et à moi, semble grandement le perturber.

Il montre mon collier en toc.

— Alors, tu, euh…

— Dis-le.

Il remonte ses lunettes.

— Préfères les filles ?

— Préférait. Je ne sais pas. Chacun ses phases, tu vois ?

— Non.

Il se relève brusquement. Pointe le gobelet de sangria.

— N’oublie pas ça.

Sur quoi, et sans sommation, il tourne les talons, me laissant seule, sonnée, mais rassérénée, aussi, tant il est vrai qu’il commençait à m’épuiser.

A la seconde où je me lève à mon tour, toute la maison, le quartier, le monde, se trouve brusquement plongé dans le noir, et une clameur s’élève, suivi de jurons, de fous-rires, et je me laisse retomber sur le canapé – dans le Cheshire, mon sourire ferait un malheur.

« Tu veux savoir ce qui s’est passé après que tu m’as lâchement abandonnée ? » Question posée deux heures plus tard sur le toit à un Thierry-François hébété, tandis que l’averse tintinnabule avec détachement sur la table en fer forgé.

« Non » est ce qui se cache derrière son bredouillis.

« Tu ne veux pas savoir non plus comment s’appelle le type qui m’a embrassé ? Je t’ai vu nous suivre des yeux, petit malin. Si tu avais pu nous fusiller sur place. Les filles, ça ne te va pas, les garçons non plus. Tu es sûr que tu n’es pas protestant, des fois ? Philippe. Il s’appelle Philippe. Aussi sculpteur que toi et moi, soit dit en passant. Orfèvre en mots, surtout. Il bosse chez Sotheby’s. Redoutable, le mec. Tu lui montres un tableau, une chaise, une photo de ta grand-mère, il te donne le prix. Tout le monde dit qu’il ressemble à un acteur mais personne n’est fichu de savoir lequel. T’as une idée, toi ? »

Thierry-François étouffe un curieux hoquet en plaçant son poing devant sa bouche. « Je crois… que tu perds ton temps », finit-il par articuler.

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J
Un plaisir de pouvoir te lire à nouveau. Welcome back.
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C
Pour célébrer votre reprise de ce blog, je n'aurais qu'un commentaire à ajouter : « la suite ! »
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