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(please follow) the golden path

Llittérature, films, séries, musique, etc.

autant en emporte

Publié le 3 Février 2016 par F/.

autant en emporte

Ceux qui me connaissent un peu savent l'affection profonde et toute particulière que je porte à Haruki Murakami, depuis la découverte (à une époque - les années 90 - où le secret était encore relativement bien gardé) de La Course au mouton sauvage, jusqu'au récent et sous-estimé L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage. Depuis Les Amants du spoutnik (1999 au Pays du Soleil Levant, 2003 en France), c'est chez Belfond que paraissent les livres du Japonais le plus occidental de la littérature contemporaine, et on se félicitera du fait que ses chiffres de vente atteignent maintenant, en nos contrées, des hauteurs plus conformes à son ahurissante notoriété nippone - ainsi qu'à son statut récurrent de nobélisable consensuel. L’œuvre, protéiforme mais d'une solide cohérence, distille depuis ses débuts le même parfum inimitable : celui d'une étrangeté radicale érigée en principe. Le calme est trompeur, chez Murakami, la sérénité est un leurre perpétuel et si les personnages, discrets, oui, jusqu'à la transparence, affichent un caractère d'immuable passivité, le monde autour tremble et convulse, quand il ne s'ouvre pas tout simplement en deux.

Écoute le chant du vent et Flipper, 1973, les deux premiers romans du maître, ont été écrits au tournant de son trentième anniversaire, à une époque où le jeune Murakami, assez mystérieusement, se savait écrivain mais attendait de le devenir. L'indicible énigme de cette vocation, évoquée dans la préface de ce volume inaugural, pourrait presque faire l'objet d'une nouvelle, tant tout ici est est à la fois singulier et normal, impossible et inévitable. Longtemps, l'auteur a refusé de voir ses romans reparaître, ou apparaître : ils lui semblaient maladroits et fragiles. Si l'on comprend la nature de cette réserve, l'on ne peut toutefois que saluer le tardif revirement par le truchement duquel ces deux textes (qui, avec La Course au mouton sauvage, forment une manière de trilogie informelle peuplée de personnages récurrents, au premier rang desquels, outre l'indolent narrateur, le savoureux et roué "Rat", implacable observateur du monde qui "dit les choses carrément") nous sont offerts aujourd'hui en français. On y découvre un auteur à la fois timide et sûr de sa force (l'éternelle dualité, principe intrinsèque chez Murakami), doté d'un sens de l'observation hors du commun, et jamais avare de hardiesses poétiques troublantes.

"On pouvait voir une succession de collines ondoyantes, tels des chats géants endormis, blottis dans l'ensoleillement du temps." Le temps qui dort : oui, c'est assez ça, Murakami, l'émerveillement cruel et las d'un été sans fin, d'un vernis se craquelant, un peu comme chez le Lynch de Blue Velvet. Et cependant, là où le paria américain se fait voyant, yeux écarquillés dans la nuit hurlante, le Japonais, pour sa part, oppose à "l'inconcevabilité" des choses un sourire de Bouddha, empli d'acceptation, de compassion pour ce qui est. Et ce qui est, chez Murakami, c'est la même chose que chez tout le monde, à savoir : les regrets, le cancer, l'amour impossible, l'incommunicabilité des âmes et une sorte de nostalgie si incurable qu'elle pourrait tout aussi bien se réduire à l'air que l'on respire. Peu d'histoire ici, mais des histoires à foison, des fables et un besoin illimité d'attendre, ainsi que l'intrusion d'une composante que l'auteur aura tendance à délaisser après La Ballade de l'impossible : celle d'une conscience politique, trahie par de fines allusions à un turbulent passé de révoltes estudiantines. Ceux qui voient en Murakami un sage plein de secrets qu'il suffirait de secouer tel un bonsaï à taille humaine pour les en faire tomber en seront pour leurs frais. Comme tous les grands artistes, l'homme pose mille et s'emploie bravement à ne jamais y répondre. Vers la fin d'Écoute le chant du vent, par exemple, il mentionne les textes d'un écrivain de science-fiction imaginaire. Dans l'un des textes d'icelui, qui prend la planète Mars pour cadre, un type au bout du rouleau se laisse descendre dans un puits gigantesque au fond duquel il croit trouver la mort. Quand il ressort, pourtant - par un autre puits -, le soleil s'est transformé en une "gigantesque masse orange". Un milliard et demi d'années se sont écoulées, et voici que le vent lui parle. "Qu'avez-vous appris ?" lui demande l'explorateur. A quoi le vent répond par un grand éclat de rire - à quoi l'explorateur répond en se tirant une balle dans la tête. Au temps pour la sagesse séculaire et la poésie vintage des cerisiers en fleurs.

Cajoleuse et brutale, la voix de Murakami souffle en nous comme un vent venue d'ailleurs, une idiosyncrasie d'autant plus vitale que son sens, en grande partie, nous échappe. "Vraiment, vous ne vous sentez pas seul ?" Le ton familier, les observations faussement innocentes, les petites vérités lâchées telles des bombes métaphysiques ; certes, l'auteur se cherche encore, mais les tâtonnements de ces deux textes ressemblent aux tortillements pleins de vigueur d'une chenille qui sait déjà ce qu'elle doit devenir, ce qu'elle n'a jamais cessé d'être : quelque chose en moi, écrit l'éternel jeune homme, et la merveilleuse possibilité de le faire grandir.

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