Voir Coraline avec ma fille était un vrai plaisir. Six ans, fascinée, théâtrale, elle sait parfaitement comment avoir peur : elle se met à trembler, ses yeux s'écarquillent, un murmure
s'échappe de ses lèvres : oh mon Dieu, oh non, oh s'il-vous-plaît, oh non par pitié, oh j'ai trop peur.
La dernière demi-heure, elle la passe sur mes genoux. Quelques minutes avant que les lumières ne s'éteignent, j'ai lu que Selick ne recommandait son film qu'aux enfants âgés de plus de huit ans. Trop tard pour quitter la salle ; je sais déjà que ça va être parfait.
Ma fille a peur, authentiquement. Elle se serre contre moi. Pendant quelques années encore, je vais être l'homme de la situation. Celui qui lui caresse les cheveux et qui murmure à son oreille : c'est rien. Tu sais que ça va bien se finir, tu le sais. Elle est courageuse, Coraline, elle ne se laisse pas faire. Et puis regarde ce chat. Il n'est pas comme les autres, hein ? Il est noir, il est très important, tu vas voir : je suis sûr qu'il va l'aider.
Quand nous sortons de la salle, ma fille est ravie. D'abord, elle a a-do-ré le film. C'est bien d'avoir peur, dit-elle. Enfin pas trop. Mais c'est bien parce qu'après, on peut devenir super-courageuse. Maintenant, elle veut rencontrer Neil Gaiman. Tu le connais, papa, Neil Gaiman ? Euh, pas vraiment. Mais on pourrait le voir, non ? Euh, je suppose que peut-être enfin faut voir (il est vrai que nous avons deux éditeurs en commun). Elle opine. Il faudrait que j'apprenne à parler anglais. J'adore son sérieux, sa détermination. C'est sûr, dis-je. Mais pourquoi tu veux le rencontrer, Neil Gaiman ? Elle hausse les épaules : j'ai deux ou trois questions à lui poser.
Comme le roman, le film est un ahurissant catalogue psychanalytique de peurs enfantines - peur des structures qui s'effritent, peur de l'amour maternel dévorant, culpabilité permanente. Telle une araignée au coeur de sa toile, la mère fatale attend : en échange de sa protection, elle exige la seule chose que vous ne pourrez jamais lui donner en quantités satisfaisantes : votre amour. Son amour à elle, son amour gluant et mortifère, il vous étouffe, vous retient prisonnière - elle le tisse sans relâche et le cliquetis de ses doigts métalliques finira, si vous n'y prenez garde, par vous rendre cinglé.
Coraline apprend aux enfants que les parents ne peuvent être qu'acceptables, médiocres au mieux, et qu'il est nécessaire, voire salvateur, de se débrouiller sans eux. Les parents tapent sur leur clavier d'ordinateur et ne font pas très bien à manger : leur amour réside dans les détails. Grosso modo, ils n'ont pas le temps, ils ne l'ont plus, et surtout pas pour vous. Le temps est l'apanage des enfants. Eux seuls peuvent le perdre.
Oui, peut-être que nous devrions aller trouver Neil Gaiman pour lui demander si sa fille aussi piquait une crise quand il travaillait trop à ses romans, si c'est de cette culpabilité-là qu'est née Coraline - de la certitude que les meilleures histoires, malgré tous nos efforts, ne naissent que des enfants eux-mêmes, de leur solitude, de leur ennui et de nos terribles défauts. Il y avait, dans la sourire de ma fille à la sortie de la salle, quelque chose de cette acceptation sereine : ne t'inquiète pas, papa : je sais bien que tu crains, je l'ai toujours su. Il y avait aussi, dans la douce pression que j'imprimais à ses doigts, quelques grammes de confiance délicate. Ma fille s'appelle Alice, elle adore lire, elle adore avoir peur, l'année prochaine, elle est inscrite à un atelier BD. Qui doit s'inquiéter pour qui ?
Oh, et au cas où vous ne l'auriez pas compris : le film, comme le livre, est un petit trésor empoisonné, une merveille d'onyx et de cendres.
La dernière demi-heure, elle la passe sur mes genoux. Quelques minutes avant que les lumières ne s'éteignent, j'ai lu que Selick ne recommandait son film qu'aux enfants âgés de plus de huit ans. Trop tard pour quitter la salle ; je sais déjà que ça va être parfait.
Ma fille a peur, authentiquement. Elle se serre contre moi. Pendant quelques années encore, je vais être l'homme de la situation. Celui qui lui caresse les cheveux et qui murmure à son oreille : c'est rien. Tu sais que ça va bien se finir, tu le sais. Elle est courageuse, Coraline, elle ne se laisse pas faire. Et puis regarde ce chat. Il n'est pas comme les autres, hein ? Il est noir, il est très important, tu vas voir : je suis sûr qu'il va l'aider.
Quand nous sortons de la salle, ma fille est ravie. D'abord, elle a a-do-ré le film. C'est bien d'avoir peur, dit-elle. Enfin pas trop. Mais c'est bien parce qu'après, on peut devenir super-courageuse. Maintenant, elle veut rencontrer Neil Gaiman. Tu le connais, papa, Neil Gaiman ? Euh, pas vraiment. Mais on pourrait le voir, non ? Euh, je suppose que peut-être enfin faut voir (il est vrai que nous avons deux éditeurs en commun). Elle opine. Il faudrait que j'apprenne à parler anglais. J'adore son sérieux, sa détermination. C'est sûr, dis-je. Mais pourquoi tu veux le rencontrer, Neil Gaiman ? Elle hausse les épaules : j'ai deux ou trois questions à lui poser.
Comme le roman, le film est un ahurissant catalogue psychanalytique de peurs enfantines - peur des structures qui s'effritent, peur de l'amour maternel dévorant, culpabilité permanente. Telle une araignée au coeur de sa toile, la mère fatale attend : en échange de sa protection, elle exige la seule chose que vous ne pourrez jamais lui donner en quantités satisfaisantes : votre amour. Son amour à elle, son amour gluant et mortifère, il vous étouffe, vous retient prisonnière - elle le tisse sans relâche et le cliquetis de ses doigts métalliques finira, si vous n'y prenez garde, par vous rendre cinglé.
Coraline apprend aux enfants que les parents ne peuvent être qu'acceptables, médiocres au mieux, et qu'il est nécessaire, voire salvateur, de se débrouiller sans eux. Les parents tapent sur leur clavier d'ordinateur et ne font pas très bien à manger : leur amour réside dans les détails. Grosso modo, ils n'ont pas le temps, ils ne l'ont plus, et surtout pas pour vous. Le temps est l'apanage des enfants. Eux seuls peuvent le perdre.
Oui, peut-être que nous devrions aller trouver Neil Gaiman pour lui demander si sa fille aussi piquait une crise quand il travaillait trop à ses romans, si c'est de cette culpabilité-là qu'est née Coraline - de la certitude que les meilleures histoires, malgré tous nos efforts, ne naissent que des enfants eux-mêmes, de leur solitude, de leur ennui et de nos terribles défauts. Il y avait, dans la sourire de ma fille à la sortie de la salle, quelque chose de cette acceptation sereine : ne t'inquiète pas, papa : je sais bien que tu crains, je l'ai toujours su. Il y avait aussi, dans la douce pression que j'imprimais à ses doigts, quelques grammes de confiance délicate. Ma fille s'appelle Alice, elle adore lire, elle adore avoir peur, l'année prochaine, elle est inscrite à un atelier BD. Qui doit s'inquiéter pour qui ?
Oh, et au cas où vous ne l'auriez pas compris : le film, comme le livre, est un petit trésor empoisonné, une merveille d'onyx et de cendres.