L'ennui est le malheur des gens heureux, écrivait Walpole. Eh bien, je n'ai pas eu le temps d'être malheureux à Epinal. En préambule, certains m'ayant fait savoir qu'être cité dans mon blog les dérangeait, je passerai pudiquement sous silence les moments de jubilation pré-éthylique partagés avec Pascal G. et le fil métaphysique 2h-4h déroulé en compagnie d'Anne F. dans la sombre moiteur d'un hall de Kyriad. Pour le reste, j'ai beaucoup signé, ai-je trouvé, et les conférences étaient toujours aussi ah-ah-youpi-oui-vraiment. Par exemple, je regrette beaucoup d'avoir raté celle où Ayerdhal (du peu que j'en ai compris) a expliqué qu'il allait monter une maison d'édition numérique. Google actualités restant mystérieusement muet sur le sujet, il m'a fallu m'en remettre aux communiqués de presse du ghetto pour en apprendre plus : Selon Ayerdhal, l'auteur n'a plus besoin de la plupart des intervenants de la chaîne du livre (éditeur, diffuseur, distributeur et libraire) qui récupèrent la majeure partie du pourcentage de la vente d'un livre. L'écrivain précise qu'il n'est pas contre le fait de travailler avec un directeur d'ouvrage (editor en anglais), mais certainement plus avec un vendeur de livres (publisher en anglais). Il invite tous les auteurs à stopper les négociations avec les éditeurs classiques pour se tourner vers lui et lutter contre ce système capitaliste de la gestion du droit d'auteur. Yeah, baby ! Et la foule enthousiaste, j'imagine, d'applaudir à tout rompre. Il faut dire que ça fait réfléchir, tout ça. Perso, le capitalisme, c'est comme le nazisme ou les explosions nucléaires : j'ai toujours eu du mal. Et je comprends mieux, désormais, la nature du sentiment d'injustice qui m'envahit chaque que je vois le DG d'Editis ou de Gallimard passer en Rolls Royce devant moi, une pluie de billets de 100 euros mêlée d'un rire sardonique voletant dans son sillage. Hey, pourquoi est-ce que je ne gagnerais pas plein de fric, moi aussi ? Après tout, écrit-on pour autre chose ? Contrairement à la caissière de Simply Market, ou à globalement n'importe quel salarié, je suis aujourd'hui en mesure de me soustraire au joug infâme de l'hydre ultra-libérale et d'augmenter mes revenus tout en restant foncièrement de gauche. Si ce n'est pas la fête, vous avouerez que ça y ressemble. Mort donc aux libraires qui ne vendent pas assez mes livres merveilleux, aux éditeurs qui se permettent de donner leur avis sur mes textes alors que quand même, merde, c'est moi qui bosse, aux diffuseurs qui mènent grand train sur les routes de France et se remplissent la panse à mes frais, mort, par exemple, à l'Atalante, éditeur pointilleux obsédé par le fric ET libraire cynique obnubilé par sa marge, et place au-tout numérique qui vous permettra, bienheureux lecteurs, de voir mes vidéos, d'écouter ma musique, de connaître en live la couleur de mon slip et de mettre des notes à chaque paragraphe pendant que vous serez en train de lire, privilèges dont, très franchement, je n'imagine plus aujourd'hui un instant vous priver. Cependant, attention : il n'est pas impossible que je crée ma propre maison d'édition numérique. Après tout, et même si je l'aime beaucoup, je ne vois pas très bien je donnerais du fric à Ayerdhal sous prétexte qu'il a eu l'idée en premier. Mes textes, qui ne seront pas passés entre les mains suantes d'un éditeur castrateur, et dont aucune fumée de cigare Montecristo ne sera venue ternir le lustre, resplendiront d'une pureté authentique semblable à celle du diamant brut (on appelle ça "le premier jet"). Vous me lirez sur votre Ipad à 600 euros, je penserai à vous au bord de la piscine, il n'y aura pas de gagnant, pas de perdant : seulement des heureux et des hommes libres. Vous ne pouvez pas savoir comme j'ai hâte.