Le problème des écrivains, quand on leur demande leur avis, c'est qu'ils le donnent. La semaine dernière, Le Monde a demandé à une vingtaine d'entre eux de dire "quelque chose" sur les attentats qui viennent d'endeuiller Paris. Le but, on l'imagine, est d'occuper le terrain, de ne pas laisser la parole à la barbarie. Jean Birnbaum, dans son éditorial, précise ainsi qu'il s'agit de "nommer l'innommable". Assurément, voilà une mission pour super-écrivain et il y a fort à parier 1) que Daesh ne se relèvera pas d'une telle riposte et 2) que les victimes et autres endeuillés se sentiront beaucoup mieux après avoir lu Le Monde. Entendons-nous bien : en soi, ce n'est pas la démarche qui me pose problème - après tout, ça ou autre chose... Ce qui me pose problème, c'est l'empressement avec lequel le quotidien s'est engouffré dans une brèche qui, sans doute, ne demandait pas à être comblée si hâtivement. Passé la juste colère et l'indignation légitime, en effet, on ne voit pas ce qui pourrait sortir de bon d'une telle précipitation, on ne voit pas ce qui pourrait sortir d'éclairant. La littérature ne peut-elle pas attendre ? Après les attentats du 11 septembre 2001, Libération avait sorti un hors-série donnant la parole à des auteurs américains et français ; il y avait de belles choses. Mais c'était cent jours après les évènements. Ici, l'écrivain sollicité, s'extirpant à grand peine d'un océan de confusion et d'affects, en est réduit, à quelques exceptions près (Jérôme Ferrari et Jean-Claude Milner, notamment, déployant une intelligence douce), à un rôle de composition, réduit à faire l'écrivain, justement - i.e. à plaquer sur l'innommable des slogans plus ou moins pertinents (et parfois franchement grotesques) comme on balbutierait des formules magiques devant un feu de forêt. Ainsi d'Olivier Rolin qui, après le "soyons sérieux" de rigueur, lâche assez rapidement les élastiques ("le djihadisme est sans doute une maladie de l'Islam, mais il entretient précisément avec cette religion le rapport incontestable qu'à une maladie au corps qu'elle dévore"). Ainsi de Scholastique Mukasonga qui, au terme d'une litanie d'éreintants "pourquoi ?" avoue qu'elle n'a pas de réponse. Ainsi de Laurent Mauvignier qui assure que nous allons "continuer à écrire des romans qui parleront d'amour, de solitude, de rien, de tout" (genre "n'essayez même pas de nous en empêcher.") Pour Christine Angot (qui pense, sans surprise, que les Eagles of Death Metal sont un groupe de métal), les terroristes détestent la musique parce que la musique c'est l'irréel et que là-dessus, ils n'ont aucune prise. Sérieusement, Christine ? Les terroristes ont peur de l'irréel ? Ailleurs, Agnès Desarthe nous recommande "d'être soi", Joyce Carol Oates, visiblement dérangée au milieu de sa sieste, nous assure qu'elle "pense à nous" et Frédéric Boyer, entre autres déclamations, nous certifie qu'il ne renoncera pas à sa passion du foot (punaise : exactement comme moi).
Que des écrivains n'aient pas le temps d'être écrivains n'est pas un problème en soi, au contraire (mes roués contempteurs noteront que je me suis-moi même fendu d'une petite saillie lyrique pro-parisienne au quasi lendemain des évènements). Ce qui en est un, c'est de présenter, en une heure si tragique et complexe, la littérature instantanée, c'est-à-dire produite sur l'instant, comme un remède fiable et nécessaire : les mots contre les maux, tout de suite maintenant. Mais nous n'avons pas besoin que nos écrivains écrivent tout de suite maintenant sur le 13/11 - pas en tant qu'écrivains, en tout cas. Les consolations qu'offre la littérature, elles sont déjà là, innombrables, elles parlent de fuite ou de combat, d'amour ou de douleur, elles s'appellent Dostoïevski, Bolano, Kafka, elles s'appellent Beckett, Nabokov, DeLillo, McCarthy, chacun trouvera les siennes, ou cherchera ailleurs. Nos hérauts, nos héros, nos livres-viatiques, ne nous ont en vérité jamais quittés.
Que les écrivains d'aujourd'hui respirent un grand coup et qu'ils se remettent à écrire, bien sûr, ils le feront, nous le ferons, c'est (très relativement) important. Mais qu'ils n'essaient pas, cinq jours après, de nous expliquer ce qui se passe.