Parution il y a peu dans l'Express d'un article d'une rare indigence consacré au Suite(s) Impériale(s) de Bret Easton Ellis. Autant on pourrait ergoter sur le plébiscite inconditionnel et souvent pauvrement argumenté (et pour cause - mais nous y reviendrons) dont le dernier opus du soi-disant "enfant terrible" des lettres américaines semble être parfois l'objet, autant ce style de papier torché à la va-vite en dit largement plus long sur son propre auteur que sur le roman incriminé. De toute évidence - le premier paragraphe en témoigne - André Clavel n'a jamais pu sentir et encore moins comprendre B.E.E., la coqueluche des yuppies (sic), dont le Moins que zéro aurait fait en son temps les délices d'une génération "définitivement perdue". Hasard, fatalité ? Ce que Clavel se plaît par la suite à fustiger en termes, on le suppose, soigneusement choisis, est de façon assez précise le thème même du roman : les personnages sont fadasses - des zombies (le titre français, faut-il le rappeler, d'un précédent recueil de nouvelles de l'auteur) - et l'intrigue passablement confuse. Dans le même ordre d'idées, on pourrait sans doute reprocher à Raskolnikov ne pas être "très sympathique", ou à la trame du Procès de ne pas donner "beaucoup d'indices" au lecteur. Clavel, on l'imagine, aurait préféré un bon petit polar à la Agatha Christie ou, au minimum, des protagonistes combatifs, habités de valeurs, prêts à défendre des idéaux. En même temps, ne l'oublions pas, on est dans l'Express - le journal qui ne cède jamais au "matraquage publicitaire", lui, et les fans auto-proclamés d'Ellis ne lui rendent pas toujours de meilleurs services.
S'il est si difficile, pour le meilleur ou pour le pire, de parler sans cliché des romans de B.E.E., c'est parce que leur sujet - le présent déréalisé, l'affaissement d'un certain Occident, prenez une ligne, cochez la case - informe en permanence nos existences (Informers : le titre américain duquel Zombies a été tiré, on notera la différence de point de vue) avec une accuité presque lassante. Oui, les personnages, en général, vieillissent mal. Ancienne icône Disney métamorphosée en mama trash, Britney Spears est, vingt ans plus tard, accusé de harcèlement sexuel par l'un de ses gardes du corps. Bret Easton Ellis, assurément, aurait pu créer cet archétype bi-dimensionnel ; d'une certaine façon, et par la grâce d'une prophétie auto-induite, il l'a fait. Aujourd'hui, la remplaçante de Britney s'appelle Lady Gaga et affirme, avec une sorte de méta-cynisme candide, qu'elle n'en a "rien à foutre de l'argent". The (freak) show must go on. Bret Easton, lui, déclare ne plus s'intéresser à la jeunesse.
Soyons honnête : la première réaction, à la lecture de Suite(s) Impériale(s), ne peut être qu'une légère déception. Le vertige métaphysique sécrété par Lunar Park s'est transformé en simple vestige horizontal. Les personnages n'ont pas changé, les dialogues non plus : le monde est simplement devenu un peu plus paranoïaque, un peu plus violent et un peu plus dangereux. La noirceur, progressivement, avale le monde, se substitue à lui. Le discous, en contre-attaque, se dépouille jusqu'à l'os. Personne ne sait, comme Bret, conférer à des échanges du type "- Des amis m'ont amené. - Des amis ? Félicitations" le soupçon de terreur émotionnelle requise pour dire la banalité du mal. Il y a, dans Les Lois de l'attraction, une scène où un médecin incompétent, appelé au chevet d'un garçon en OD, replie son stéthoscope et prononce avec assurance la mort du patient, alors même que le patient en question s'efforce de protester. "Si, t'es mort, réplique alors un personnage. Boucle-la." B.E.E. n'ausculte pas le cadavre de l'Amérique : il prend acte qu'en dépit de toutes les apparences, la bête parvient à remuer encore. A donner le change.
Comme Fitzgerald, qui savait souffrir lui aussi, Bret Easton Ellis creuse inlassablement le même sillon. Les variations subtiles de sa prose, le malaise lynchien de la vacuité par ses soins mise en scène (les premières minutes de Lost Highway - cassette mystère, échanges maléfiquement stériles - auraient pu être écrites par ou par B.E.E.), ne sont détectables que par ceux que le sujet et l'auteur intéressent. Les autres restent sur le quai, ou se délectent en aveugle des innombrables imitateurs ou suiveurs - de Beigbeder à Coupland - qui, par leur présence même, accréditent l'importance majeure du phénomène. Bret n'écrit pas de grands livres : il écrit des livres importants décrivant une spirale descendante, et personne mieux que lui ne se chargera de ce job maudit.