J'avais fini Les Mille automnes de Jacob de Zoet hier dans le train qui me ramenait de Roanne ; j'ai rencontré l'auteur aujourd'hui. Nous nous étions déjà rencontrés il y a deux ans à l'occasion de la sortie du Fond des forêts, son précédent roman, et je gardais un souvenir un peu féérique de ce moment : un hiver glacé, un livre d'hiver, une prose langoureuse, et cet auteur au regard pénétrant, d'une gentilesse exquise. David Mitchell se rappelait ce jour aussi, à ma grande suprise, et dans les moindres détails : les questions que je lui avais posées, le restaurant cosy où nous avions déjeuné, etc. Notre seconde interview a duré une heure. Quand nous en avons eu terminé, David a proposé que nous allions manger ensemble, sans témoin. "I'd like to have a talk which would not be an interview." Nous avons rejoint un restaurant qu'il connaissait, non loin de la Coupole. David ne parle pas français, et est affligé du même défaut d'élocution que le personnage de son précédent roman, quoiqu'à un niveau tout juste perceptible. Cela lui donne le temps de penser ses phrases, de les polir. Elles sonnent toujours juste. Pour le reste, c'est le gentleman anglais tel qu'on se l'imagine : incroyablement attentioné, et d'une humilité sidérante. Il faut dire, à l'attention de ceux qui l'ignoreraient encore, que David est l'un des rares génies littéraires actuellement en activité, comparé ici et là, au hasard, à Vladimir Nabokov ou à Salman Rushdie (mon avis étant qu'il est bien supérieur à Rushdie, mais passons), et âgé d'à peine quarante ans. La lecture de Mitchell, comme celle de Nabokov, rend heureux : c'est là une magie rarissime. La lecture de Mitchell, pour le dire autrement, peut mettre fin à un débat ennuyeux sur la subjectivité critique. Il faut lire ses romans à voix haute pour comprendre. Votre esprit est une plage, sa langue est une vague douce.
Déjeuner, donc. Nous parlons de nos enfants, qui ont exactement le même âge, de sa femme, japonaise, de Los Angeles & de géographie mentale, de fantômes, du temps qui passe, de google map, de la façon dont nous écrivions, du Liverpool FC, de Blue Jay Way - un peu, et à sa demande. A un moment, mon téléphone sonne. Je regarde l'écran. "Si c'est ta femme, réponds." Plus tard, nous commandons un café gourmand et jouons (à sa demande toujours) les desserts à pierre-papier-ciseaux. Côtoyer un tel personnage, ne serait-ce que quelques heures, équivaut pour moi à un véritable rituel de purification mentale. D'écrivain, je redeviens fan. Comment peut-on être aussi foutrement doué et aussi simple, gentil, attentif ? Je sais, je sais, c'est une question idiote : il était comme ça avant et le succès ne l'a pas changé parce qu'il est trop intelligent et trop humain pour se laisser prendre à ce piège-là. Tout de même, je reste ébahi - tout comme je demeure sans voix devant le relatif insuccès de cet homme en France - lui dont les ventes se chiffrent en centaines de milliers d'exemplaires outre-Manche et dont le magnifique Cartographie des nuages va être adapté au cinéma par les frères Wachowski, lesquels décrivent le résultat (le tournage s'est achevé il y a peu) comme un monstre gentil à mi-chemin entre Lawrence d'Arabie et 2001 l'Odyssée de l'espace. Nous prenons un taxi. "Occupe-toi de tes enfants, me conseille David. La littérature n'est pas si importante." J'ai envie de le contredire. Le monde a besoin de ses livres. Au moment de nous quitter, devant le musée de la photo près de la rue St Paul, il me serre dans ses bras, spontanément. Je mesure ce que ce geste lui coûte, et ce qu'il signifie. "A bientôt." Il faisait beau, aujourd'hui - un mercredi parfait. Interview et critique des Mille automnes de Jacob de Zoet... bientôt, ici-même.